Peintures de manuscrits arabes, persans et turcs de la Bibliothèque Nationale

Préface

Le présent volume contient un recueil de peintures choisies parmi les plus belles de celles qui ornent les manuscrits persans et indiens de la Bibliothèque Nationale; on y trouvera de magnifiques spécimens de l’art persan et indo-persan, depuis la fin du XIII siècle, avec les deux anges du manuscrit de magie de Nasir ed-Din el-Sivasi, jusqu’à la fin du XVII siècle, avec les splendides tableaux, d’une facture sans doute un peu plate et d’un rendu moins riche que les peintures persanes, qui ont été exécutés aux Indes, d’après des originaux conservés dans le trésor royal, pour le vénitien Manucci. Les manuscrits des poètes persans m’ont fourni une grande partie de ces peintures, et je doute que l’on trouve aisément un ensemble aussi riche et aussi varié que celui qui est contenu dans nos collections de manuscrits persans et turcs, pour ainsi dire uniques en Occident. Par suite d’un fait étrange et assez déconcertant à premier examen, le Livre des Rois, le chef-d’oeuvre de la poésie persane, dont les manuscrits sont loin d’être une rareté, et qui a été copié à des centaines d’exemplaires pour les souverains de l’Iran et les princes de leurs familles, ne m’a fourni qu’une seule peinture digne de figurer dans ce recueil, la première de toutes, et celle qui est empreinte de la plus suave poésie, où l’on voit, au commencement des âges, assis sur son trône, le premier roi du monde entouré des animaux qui devinrent plus tard les ennemis de l’humanité. Qu’il y faille voir l’effet d’un hasard, ou la traduction d’une réalité, les beaux exemplaires du Livre des Rois sont très rares, et c’est tout à fait par exception qu’on en rencontre d’aussi parfaits que le manuscrit qui appartient à M. de Rothschild et qui fut illustré pour le compte du roi séfévi Shah Tahmasp I-er (1524-1576). L’énormité de cet ouvrage, et le nombre beaucoup trop considérable des peintures dont on a voulu l’orner, ont épuisé l’invention des artistes persans; la répétition éternelle des mêmes scènes de bataille, traitées le plus vite possible, pour que l’exécution du volume ne traînât pas indéfiniment, tourne bientôt à une pénible monotonie.

Si l’on en excepte la première, qui est échappée d’une Bible byzantine ou du ciel d’or d’une mosaïque de Sivas ou de Nicée, les peintures reproduites dans ce petit volume se répartissent en quatre groupes aux frontières assez bien délimitées: les peintures de l’école mongole (n-os 5-10), celles des écoles timourides du Khorasan (11-27), qui dérivent des peintures mongoles, les miniatures de l’école séfévie (28-44)[*], lesquelles, comme je l’ai déjà établi, se raccordent aux peintures mongoles par l’intermédiaire de celles des écoles timourides, et les peintures indo-persanes (48-63), directement issues des miniatures exécutées dans les ateliers du Khorasan sous le règne des descendants de Timour le Boiteux, adaptées au ciel et aux horizons de l’Inde.

C’est dans les peintures des écoles qui ont fleuri dans le Khorasan et dans la Transoxiane, du règne du timouride Shah Rokh Béhadour, fils de Timour (1404-1447), à celui du sultan sheïbanide Naurouz Ahmed († 1556), qu’il faut chercher les chefs-d’oeuvre de l’art iranien, la perfection inimitable du dessin et la magnificence de la couleur (n-os 11-27), qui, au point de vue technique, rendent ces peintures, par la recherche absolue du détail, tout à fait comparables au portrait de la duchesse de Milan qui est la gloire de l’Ambrosienne et à celui de Lucrezia Crivelli du Louvre.

Bien que les miniatures soient, et à juste titre, le principal attrait des livres illustrés en Perse et aux Indes, et que les amateurs de cet art n’attachent qu’assez peu de prix aux enluminures dans lesquelles ne figure aucun personnage, j’ai fait reproduire dans ce volume deux reliures d’une exécution parfaite, ainsi qu’une rosace et une page de titre qui appartiennent à deux manuscrits qui sont les chefs-d’oeuvre de l’art des Timourides du XVI siècle. Les artistes qui, sous couleur d’art nouveau, prétendent rénover nos antiques formules en empruntant leurs motifs à l’Egypte ou aux civilisations de l’ancienne Asie, les professionnels de l’art décoratif et de la géométrie artistique, trouveraient facilement dans ces enluminures une source inépuisable d’heureuses inspirations, et ils remonteraient ainsi aux origines d’un art aujourd’hui en complète décadence, qui a disparu devant l’imitation de la technique européenne.

Je me suis laissé guider dans le choix de ces peintures, uniquement par des considérations artistiques, sans tenir compte en rien de celles qu’on pourrait invoquer au nom de l’archéologie. C’est ainsi que je n’ai pas hésité à préférer une très belle peinture appartenant à un manuscrit non daté, et par conséquent de provenance incertaine, à une horreur dont l’état-civil est parfaitement en règle. J’y ai également compris un certain nombre de miniatures qui ont été exécutées dans l’Inde à une époque assez basse, telle que le XVII siècle. Ces peintures ne jouissent pour l’instant d’aucun crédit sur le marché et on leur préfère, avec raison d’ailleurs, les peintures purement persanes. Néanmoins, cet ostracisme me paraît injustifié, en tout cas, beaucoup trop absolu, et l’on verra que l’on trouve parmi ces peintures des pages splendides, d’une exécution merveilleuse, qui témoignent d’un goût artistique parfait.


[*] Les planches 45-47, qui sont empruntées à un manuscrit exécuté à Constantinople, n’appartiennent à aucune de ces écoles, quoiqu’elles aient été copiées sur les peintures d’un manuscrit qui sortait d’un atelier timouride. La place qui leur est assignée dans ce recueil est arbitraire.